C'était par une nuit d'automne spongieuse qu'il la rencontra
pour la première fois. Ce genre de nuit humide qui tâche où l'air bouillonnant
vous emplit les poumons d'un liquide pasteurisé. Il en était imbibé et se
devait d'essorer son polo à intervalles régulières s'il ne voulait pas y
retrouver toutes sortes de végétaux grimpants et autres champignons qui lui
rendraient la marche difficile.
Le brouillard était à couper au couteau, malheureusement il
n'avait pas pris le sien, notre comptable à deux balles n'avait dans ses poches
que trois francs six-sous, somme dont il était particulièrement certain de son
exactitude ; c'était son métier tout de même.
Lorsque l'obstacle se fit trop épais, il décida de fendre
l'air en fonçant tête baissée, comptant sur la qualité de l'affûtage de son nez
qu'il avait fait refaire le matin même chez un armurier astigmate, non loin de
la place Pigalle.
Le résultat n'était pas parfait, bien que cela faisait le taf
sans encombre, hormis pour un morceau de brouillard qui se logea sous sa
paupière droite. Il augmenta alors l'angle d'attaque jusqu'à atteindre
l'aérodynamisme idéal.
Vexé par l'inconsidération de notre protagoniste, le morceau
parasite s'enfuit retrouver les siens. Notre comptable regagna la vue et put
enfin profiter dignement de sa ballade dissonante.
Il vit enfin le port et les remous gazeux de l'eau sale qui
grouine et clapote sous les pilotis. L'air se tint d'une couleur bière et
l'odeur de la levure le rendait malade.
Les paquebots étaient laids de surcroît, de bois, de fer, et
d'un alliage d'autres matériaux non homologués par le Comité d'Ethique du Bon
Goût du Bon Sens et des Beaux-Arts Portuaires.
La scène n'était pas tout à fait belle à voir, l'acte ne le
serait probablement point non plus. Cependant, il prenait un plaisir coupable à
absorber ces effluves nauséabondes pour s'effacer enfin dans les gargouillis de
ce décor bactériologique.
Il vit un pneu accroché par son flanc au quai d'en face, se
faire écraser sans cesse par un navire au rythme ternaire des vagues, et se dit
alors qu'il devait être heureux à faire son affaire.
S'il remarqua ce pneu crucifié sur le quai d'en face à une
distance approximative de cent pieds et deux oreilles grâce à son œil de faucon
qu'il gardait toujours à son cou, sur une petite chaîne en or bon marché, il ne
vit pas tout de suite le navire gargantuesque qui cognait le caoutchouc, bien
qu'il prenait toute la vue.
C'était une immense caravelle portugaise, apposée lourdement
sur la fine membrane élastique de l'eau de surface, qui affichait fièrement ses
courbes dépourvues de la moindre imperfection ou écharde.
Cette première rencontre fut décisive. L'air marin se
désodorisa, les remous se turent, le port entier se fit discret pour ne pas
déranger la scène. Seul un poisson-clown peu attentif se permit une blague à
connotation raciste pour faire rire sa bande. Il fut exécuté sans sommation.
S'il était composé de près de soixante pourcents d'eau, l'air
humide d'automne avait trempé le reste. Le comptable décida alors que, mouillé
pour mouillé, il serait plus rapide de traverser à la nage ; ce qu'il
regretta aussitôt car un poisson rouge en profita pour lui exposer son
programme politique d'idéologie communiste tout du long. Il prit alors le large
pour être plus tranquille et arriver à destination.
Il tomba nez à nez sur un vieux bonhomme et recula d'un pas
pour ne pas le blesser avec la lame qui lui servait dorénavant de pif. Le vieux
machin s'attelait à frotter la coque avec un papier abrasif. Le comptable se
permit :
–
Elle est à vous ?
–
Cette vieille bicoque ? Oh non, c'est trop
d'entretien... Je passais par là lorsque je l'ai surprise à l'abandon. Cela m'a
fendu le cœur alors je me suis mis à la bichonner.
–
Elle est magnifique, vous avez fait du beau
boulot.
–
Le bouleau est trop dur, c'est du pin des plus
communs, monsieur. Mais il est vrai que je n'en suis pas peu fier.
–
Elle m'émeut, je l'aim-euh. Si imposante et
légère à la fois... J'aimerais jeter, rapidement, un coup d'œil sous ses
voiles...
–
Vindieu, calmez vos ardeurs l'ami. Les gens qui
s'éprennent d'elle de toute leur poésie, çà lui donne des vers.
–
Ah ?
–
Oui, oui. Et je vous raconte pas la galère. J'ai
dû remplir une tonne de paperasserie pour enfin réussir à déloger le Parti des
Vers Libres et Solitaires...
–
Ah ?
–
Ils ne rigolent pas les bureaucrates...
–
Je sais ce que c'est, je suis moi-même comptable
et je...
–
Vous savez quoi ? On va faire une chose, on
va jouer à un jeu. Si vous gagnez, je vous la vends, si vous perdez, je me la
garde.
–
La caravelle ? Quel jeu ? Je croyais
que vous n'en étiez pas le propriétaire ?
–
Hun de Troie Cheval, vous verrez c'est super. Le
propriétaire n'est qu'un bulot sans cœur qui laisse son bois fossiliser...
–
Je ne sais pas jouer.
–
Vous êtes prêt ?
–
Non.
–
Hun !
–
Euh ?
–
De !
–
Attendez !
–
Troie ?!
–
Euh, Cheval ?
–
Dîtes-donc, vous êtes fort, très fort !
–
Ah bon ?
–
Ah, çà oui ! Ne soyez pas modeste. Vous
devriez faire les Olympiades, c'est naturel chez vous.
–
Ah ?...
–
Je tiens ma promesse, le navire est votre pour
une bouchée de pain.
–
Ce n'est pas malin çà, j'avais bien un morceau
de brioche auparavant, mais c'était avant toute cette histoire qui sent le
poisson...
–
Vous n'auriez pas croisé d'éperlan péteur,
rassurez-moi ?
–
Euh, non, pas le moins du monde.
–
Considérez-vous chanceux, mon bon monsieur, ils
infestent la région. Une seule bouffée de leur air nauséabond pourrait vous
rendre fou...
–
Pourrions-nous revenir à notre affaire ?
–
La belle affaire ! Je vous laisse la
caravelle pour, disons, trois francs six-sous.
Quelle chance ! Le comptable se voyait déjà traverser
des contrées lointaines et exotiques dans son navire de choix. Il quitterait
l'étroitesse de son bureau pour explorer des mers encore inconnues, des océans
immaculés aux rivières les plus communes.
Il monta sur le pont et commença à défaire la corde qui
maintenait la voile débandée et molle, ce qui n'était pas chose aisée au
rapport de la conception du nœud en un cafouillis de chaise à bascule, bec de
pélican et troisième patte de canard confondus.
L'humanoïde décrépit l'arrêta :
–
Doucement, malheureux ! Si vous naviguiez
sur un rafiot en tel état, vous flotteriez vers un mort certaine.
Le comptable émit un bruit liquide incompréhensible à la
suite d'un trop-plein contenu dans ses poumons qu'il avait omis d'essorer sous
le charme de l'embarcation. Glougloutement que l'on aurait pu traduire par une
locution d'étonnement de type : « Ah bon ? ».
Il lui faudrait en effet encore limer les écoutilles, tanner
les voiles, tresser les cordages, faire couler l'ancre, tordre la proue,
détordre la barre, peindre le tableau de bord, arroser l'arbre de transmission,
désépiner la rose des vents, tondre le poêle, débroussailler le pont, oxyder la
calandre, nourrir les anatifes qui ont établi domicile sur la coque après de
nombreuses et sanglantes années de conquête, leur épousseter le pédoncule pour
leur bien-être, décapsuler les huîtres, bercer le tourteau, curer la paroisse,
récurer la chapelle, dépoussiérer l'Evangile et en traduire le manuel, gommer
les traits de construction ou encore vidanger le pilote automatique qui, comme
tout bon pirate, avait encore bu plus de spiritueux que de raison, çà et les
autres tâches manuelles habituelles liées à l'entretien d'une épave.
–
Vous me donneriez un coup de main ?
Lança-t-il désespérément.
–
Mon bon ami, vous m'en voyez navré, mais j'ai
d'autres chats à fouetter. Conclut le vieux bidule.
Notre comptable mis la main à la pâte malgré son dégoût pour
les biscuits en général lorsqu'un félin hurla son douloureux mécontentement non
loin de là. La chaloupe ne naviguerait pas de sitôt, le pilote automatique aura
encore le temps de vider de nombreux tonneaux. Vous seriez curieux d'apprendre
que le poisson rouge croisé plus tôt gouvernera pendant deux quinquennats et
améliorera indubitablement la qualité de vie ichtyenne de ces lieux avant
d'oublier fatalement ce pourquoi il s'était présenté en premier lieu. Quant au
comptable, arrivé à sa vingt-cinquième année de bons et loyaux services en vue
d'enfin prendre le gouvernail, il succomba à sa brusque rencontre avec un
éperlan péteur.