jeudi 17 janvier 2013

Lucky strike par Raphaël Coelho

La fumée de ma cigarette s'élève et s'entasse au plafond. Je fais tomber de la cendre sur ma machine à écrire, comme d'habitude, et je l'enlève en soufflant dessus. On frappe à ma porte, j'invite la personne à entrer.
Il entre, tient son chapeau des deux mains en le plaquant sur son torse. Il porte un pardessus gris sur son costard marron, que j'entrevois entre deux pans de tissus. Ses chaussures brillent et viennent surement d'être cirées, je l'envie. Je n'ai jamais le temps de cirer les miennes. J'aime la façon dont il est habillé, dont il prend soin de lui, dont il taille sa moustache proprement chaque matin à l'aide de son petit ciseau. Je l'imagine chez lui, le matin, avec sa femme et ses enfants et je l'envie. J'imagine sa vie parfaite dans sa petite maison de banlieue. J'imagine que sa femme est aux petits soins pour lui et je la vois étendre ce linge qui sent bon l'adoucissant. Je l'imagine belle. Je l'imagine en tablier avec un chignon, je vois ses mains pétrir la pâte, je vois son couteau couper les pommes. J'entends les enfants jouer dans le jardin. Je les vois gentiment assis à table savourant cette tarte aux pommes. J'imagine la petite se mettre de la pomme sur le nez et rire de sa bêtise. Je la trouve si jolie quand elle rit, et je l'envie. Je les vois tous quatre réunis dans la salle à manger pour le souper. Je suis sûr qu'ils prennent le temps de raconter leur journée chacun leur tour, et je suis sûr qu'ils prennent le temps de s'écouter les uns les autres. Je les imagine ce soir, réunis autour d'un rôti et de quelques pommes de terres, je le vois couper délicatement cette viande rosée et parfumée et je les envie. Je l'entends raconter sa journée, mais je me trompe, ce soir il ne dira rien.
Il ne prend même pas le temps de déposer ses affaires ou de retirer son pardessus et vient s'asseoir à mon bureau, sur cette chaise en face de moi; qui a l'habitude de voir défiler tous ces visages de personnes qui me rendent visite à mon bureau.
Je me rappelle quelques unes de ces personnes qui se sont assises ici, les plus marquantes. Je me rappelle toutes ces mauvaises nouvelles que l'on m'a annoncées sur cette même chaise et je m'inquiète. Ses sourcils épais sont froncés et expriment son désarroi. Je ne dis rien et j'attends. Il m'annonce la nouvelle, je ne dis rien et j'attends qu'il parte. Il me regarde, s'étonne de ma réaction stoïque, détourne le regard, se lève et se retire de la même façon dont il est entré, maladroitement.
J'ouvre mon paquet de Lucky Strike et glisse une cigarette entre mes lèvres, je l'allume et tourne ma chaise pour admirer la vue de mon bureau, au cinquième étage d'un vieil immeuble de Brooklyn. J'aime bien cette vue, j'aime bien cette ville et je la regarde. Elle est pleine de vie et m'empêche de penser trop. La nouvelle que l'on vient de m'annoncer m'a fortement atteinte et je regarde la ville pour ne pas penser trop. La fumée de ma cigarette s'élève et s'entasse au plafond. J'éteins la petite lampe de mon bureau et reste là, dans le noir, cigarette à la main, regardant dehors pour ne pas  penser trop. Je me dis que je n'aurais pas le temps de cirer mes chaussures, ce soir encore.

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