lundi 8 avril 2013

Harley Davidson par Raphaël Coelho

Mes mégots sentent le vieux chien humide. Mon verre est vide et sent encore cette vieille piquette que je me force à ingurgiter chaque jour. Face au miroir, je suis dégueulasse. Mes yeux sont bouffis et injectés de sang, ma peau est ridée et gonflée. Mon visage est moche et vieillissant. Chaque partie de ma chair est rongée par l'alcool. Je me gratte les couilles, c'est désagréable. Moi-même je ne supporte pas le contact de mes vieilles mains râpeuses. J'ai parfois l'impression qu'elles ne m'appartiennent pas, mais ce ne peut être que moi, personne d'autre n'aurait le courage de me toucher...
Je me regarde droit dans les yeux à travers les tâches de dentifrice et de salive sur mon miroir. Ces tâches déforment ce que je vois, et ce que je vois est déformé par les effluves d'alcool de ma cervelle qui s'amusent à me brouiller la vue et altérer ma perception...
Je me regarde droit dans les yeux et je ne me reconnais pas. Je me demande où est passé le jeune homme heureux que j'étais, et s'il aurait pu en être autrement. Je me demande s'il n'y avait ne serait-ce qu'une petite chance pour que tout cela n'arrive pas, que je ne baisse pas les bras, que je ne finisse pas ma vie à m'empoisonner et m'infliger d'affreuses et interminables souffrances au goût d'éthanol...
Je me regarde droit dans les yeux et me déteste. J'aimerais me frapper. J'aimerais vraiment pouvoir me frapper. Pourquoi je ne peux pas me frapper directement dans le visage? Exploser ce visage. Voir ma main s'écraser douloureusement sur ma joue, voir ma joue s'enfoncer douloureusement sous ma main, voir mon regard désespéré se changer en un regard souffrant. Je veux me voir souffrir, j'aimerais pouvoir souffrir mais je ne souffre plus... Car j'en ai pris l'habitude...
Certains baissent les bras lorsqu'ils leur arrivent des merdes. Moi, il ne m'est jamais rien arrivé. La fatalité ne s'est jamais abattue sur mon destin. Les dieux m'ont toujours laissé tranquille. Les merdes qui me sont arrivées, je me les suis infligées...
Je me rappelle. Je me regarde droit dans les yeux et me rappelle. Ces yeux, ces yeux sont les miens. Ces yeux furent les siens. Lui. Ce jeune homme inconscient qui portait mes yeux si vifs. Mais je me vois, moi, un vieil homme mourant, aux yeux vides...
Ce jeune homme que j'étais, était fou. Il était heureux, beau, drôle, mais surtout, il vivait... Je me vois sur ma Harley, je vois mes longs cheveux de biker flotter dans le vent sous un petit casque en forme de bol. Je sens ce casque sur ma tête, je sens mes cheveux me fouetter le visage, je sens le vent s'engouffrer dans les manches de mon cuir, je sens ce cuir froid sur ma peau, je sens ces Ray-Ban sur mon nez, je sens ma barbe frétiller...
Je me regarde droit dans les yeux, et je le vois lui, sur sa Harley. Je vois un homme heureux et je vois une main que je ne reconnais pas. Je sens. Je sens cette main appuyer sur mon cuir, je sens cette main s'accrocher à mes hanches et je me rappelle. Je sens cette main et je me souviens d'elle.
Je me regarde droit dans les yeux, et je me vois moi. Je n'arrive pas à la voir elle, je ne sais plus à quoi elle ressemble. Je sais qu'elle était belle, il fallait qu'elle soit belle. Je sais qu'elle était blonde, il fallait qu'elle soit blonde. Mais je ne sais plus à quoi ressemblait son visage. Son visage. Je me rappelle. Je me rappelle un visage dévisagéifié. Je me rappelle un visage déformé, cassé, sanglant. Je me rappelle un visage mort complètement explosé. Je me regarde droit dans les yeux et je me vois, moi, un tueur. Cette conne, je l'aimais. Cette conne, je l'ai buté. Ce connard sur sa Harley avait bu, et moi je continue...

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