dimanche 8 décembre 2013

Fin de partie par Raphaël Coelho



« Le monde est un échiquier dont les pièces sont les gestes de notre vie quotidienne et les règles ce que l'on appelle les lois de la nature. » T.H. Huxley





Je ne sais pas ce qu’il m’a pris. Cela ne me ressemblait pas… Du moins, je ne connaissais pas ce trait de ma propre personnalité.
Il y a une fin à tout, même aux bonnes choses, et je suis persuadé que la facilité n’est pas une bonne solution. Elle n’est évidemment qu’illusoire, puisque est tout sauf durable. Raison de plus pour qu’elle s’arrête, un jour…

Je n’aurai jamais cru pouvoir me complaire dans un tel état d’errance personnelle, de désolation… Un état misérable que je me refusais inconsciemment d’admettre, trouvant toujours une bonne raison, ou une bonne excuse, et mentant à moi-même en permanence.
Je me rends compte maintenant que je me nourrissais et me délectais du vide de ma propre existence.
Une vie plutôt bien remplie, ça on peut le dire ! Mais bordel, il n’y a vraiment pas de quoi être fier !

Toute cette jovialité puante, ces road-movies absurdes, et toutes ces saloperies de rêves et d’espoirs qui vous bouffent le crâne. Laissez-moi rire…
Bien sur qu’il y a du bien à tirer de tant d’expériences. J’eus la joie de côtoyer tant de personnes aux modes de vie et de pensées en tout point opposés et de tout partager avec eux. J’ai pu ainsi, fonder ma propre famille avec les personnes de mon choix, oubliant peu à peu mes origines et responsabilités envers les miens. Au fond, le terme de famille n’est-il pas uniquement le fait de porter un même nom ? Les relations amicales ne peuvent-elles pas être plus profondes, ou plus appropriées à soi puisque délibérément choisies ?
Et de par ce raisonnement, je me suis permis de renier jusqu’à mon propre nom, l’origine et la valeur du sang qui coule dans mes veines.

J’eus la chance d’adopter tant de points de vue sur le monde, de vivre la facilité tant bien que la précarité, des aventures délirantes autant que de voyages tout-confort, connaître la privation comme l’abondance, la faim comme la satiété, la joie comme la pire des douleurs…Cela n’a pu que m’ouvrir l’esprit et me faire grandir, puisque ayant été exposé aux difficultés précocement, ma vision idyllique légitime à mon jeune âge a été ainsi brisée.
Il est bien beau de papillonner de fleurs en fleurs, mais pour quel avenir ? Et surtout, à quel prix ?

Mon expérience disposa face à moi tant de routes et de destins possibles, me dévoilant les aléas de la vie, et déployant en toutes ses cartes ; le prix à payer pour les bonnes choses. Seulement, on a beau connaître toutes ces routes et avoir toutes les cartes en mains, il faut d’abord savoir laquelle choisir ; et pour cela, on n’a pas de joker.
Et puis, vous savez, le destin, c’est quitte ou double ! Tant de façons de se faire plumer mais une seule pour remporter la mise. Alors on fait son choix avec intuition, un peu au hasard ; et bien souvent, on se casse la gueule…

Du jour au lendemain, tout a changé mais je ne saurais vous dire ni comment ni pourquoi. Tout ce que je sais, c’est que cela a été bénéfique pour moi à un moment où j’en avais réellement besoin. Marre de galérer, marre d’errer comme une loque infecte, de n’être ni vivant ni mort, ni bon ni mauvais, et de ne pas savoir à quoi bon survivre. Fatigué, titubant d’heures en heures, admirant le vide de notre condition à tous...
Vous savez, une ville regorge de cas incurables, de destins inertes, et où que vous soyez, vous retrouverez toujours les mêmes « personnages ». Tentez l’expérience et vous verrez : mêlez-vous à eux, asseyez-vous tranquillement sur un banc au milieu d’un lieu de passage, et, simplement, admirez le spectacle !

Vous verrez toujours un couple de clochards, aux voix brûlées par l’alcool, s’engueuler pendant que leur chien, au bout d’une corde de récupération en guise de laisse, préfère se faire oublier, les oreilles baissées et l’œil humide. Vous verrez toujours un mendiant qui n’a rien demandé à personne, assis caché dans un coin sombre, loin du cendrier qui lui sert d’outil de travail, regardant les deux pauvres pièces qu’il  a déposé lui-même pour essayer de se rendre rentable, mais n’y croyant plus depuis bien longtemps. Il y aura aussi des riches, se sentant obligés d’exhiber leur fortune, Rolex au bras, la tête bien haute, n’osant baisser les yeux au sol et voir la réalité en face, mais préférant regarder le ciel et toujours viser plus haut. Un pervers rasant les murs et marchant extrêmement doucement, s’en mettant plein les mirettes. Tournant la tête de tous côtés, en regrettant de ne pas avoir une vue à 360° mais ne supportant point le regard des autres. Il y aura un idéaliste las de ne pas pouvoir changer les choses, un travailleur au regard vide, la tête dans ses calculs et ses tableaux Excel, une mère malmenée par ses crétins d’enfants gâtés, une vieille dame paranoïaque, une autre ne vivant que pour son chien et ramassant sa merde voire, avec un peu de chance, lui torchant le derrière; puis, pourquoi pas un barman qui, profitant de sa pause cigarette, fera sûrement la même chose que vous…

A force d'observation, il y a un âge où l’on se rend compte de la malveillance des personnes qui nous entourent, car n'ayant sûrement rien d'autre à foutre... Un âge où l’on arrête de mâchouiller sa sucette, des rêves plein la tête, que l’on prend conscience de ces faits et que l’on s’y fait. Un âge où on a le choix de se laisser pervertir ou non.
Je me suis laissé tenter un moment, me sentant supérieur en rabaissant les autres, plus grand à chaque arnaque. La vie était tellement facile, de plus, manipulateur comme je peux l’être, j’étais le meilleur à ce jeu là ! Mais il y a un jour où vous vous décevez vous-même, à force de vous voir différemment vous ne savez plus réellement qui vous êtes puis votre ego et votre grosse tête éclatent en lambeaux.

Ce jour arriva… Ce jour-là où tout changea. Un jour de chance vous dîtes ? Je ne sais toujours pas… Une chose est sûre : ce fut un vrai coup de poker !


Je me vois encore face à ce miroir. Face à mon reflet, face à moi-même et ne reconnaissant pas mon visage. A l'arrière-plan se trouvait une vaste silhouette trouble et sombre, courbée sous une sorte de linceul flottant, le dos arrondi par le poids de nos âmes. Je me retournai mais rien derrière moi, je vérifiai sur le reflet et elle était toujours là...
Je devinais sa bouche articulant quelque chose, car une tâche d'un noir profond apparaissait et disparaissait derrière une dentelle sombre à l'endroit même où devait se trouver l'orifice en question. Je me concentrais sur elle pour essayer de comprendre ce qu'elle voulait me dire, et de toute manière, tétanisé comme je l'étais, je me trouvais incapable de faire quoi que ce soit d'autre.
Hormis le battement de mon coeur atténué sous le bourdonnement de mes oreilles, je n'entendais rien.
Tout à coup, elle leva ce qui ressemblait à un bras, dévoilant par contraste la pâleur cadavérique de sa main et de son doigt pointé sur mon visage. La tâche qui lui servait de bouche s'ouvrit. Grande, inimaginablement plus grande que possible puis à travers sa mâchoire disloquée j'entendis ce cri, ce cri strident et métallique; car même si aucun son ne sortait réellement, je l'entendais par déduction et malgré moi. Un frisson parcourut mon échine à longueur que la figure disparaissait et que le cri s'atténuait...
Je me retrouvai alors face à ce visage étranger qui était le mien, et je l'admirais s'effacer à mesure que ma vue s'assombrissait.

Je me réveillai en sursaut, le front perlé de sueur et avec une gueule de bois inexpliquée. En y réfléchissant, je pense même n'avoir jamais eu aussi mal à mon putain de crâne de toute ma putain de vie, si je puis m'exprimer ainsi.
Je me rappelais ce rêve atroce, et ce cri percutant, et je sentais que ce n'était pas un cauchemar anodin. Car en fait je n'avais pas l'impression de m'être jamais éveillé, mais plutôt d'être resté dans un certain état de somnolence, comme un engourdissement inconfortable. La vue obscurcie par le filtre de ma désolation, les membres et leurs muscles transis par le poids de mon ignorance ainsi que ma capacité de réflexion parasitée et brouillée par le vide de mes passions. Peut-être n'était-ce pas qu'une idée, peut-être avais-je toujours somnanbulé de cette manière sans jamais m'en rendre compte...
J'avais l'impression de tourner en rond comme un serpent qui se mangerait la queue.

Vint ensuite le moment de se confronter au monde extérieur, de se divertir un minimum. Je rejoignis alors mes amis mais plus rien n'était drôle, ne sachant pas à quoi bon rire... Je m'offris un moment de solitude mais plus rien n'avait de sens, ne sachant pas quoi faire... Je décidai alors de me poser sur un banc pour fumer quelques cigarettes, et pour me foutre de la gueule de ces connards de passants. Au lieu de cela, je compatissais à leurs problèmes par empathie, tandis que ceux qui firent attention à moi ne se gênaient pas pour me mépriser. Seul sur ce banc, le visage creusé de fatigue et le regard vidé par mon incompréhension, je parvins à deviner ce qu'ils pensaient de moi et à lire la pitié et le dégoût régnant dans leurs yeux... Les rôles avaient changé et je n'étais plus capable de distinguer de quel camp je faisais parti. A force de lire leurs sentiments, je me mis à les ressentir moi-même, et ce mépris pour ma propre personne me convainquit que plus rien ne pourrait être comme avant, car sinon je m'enfoncerai de plus en plus, me noyant peu à peu dans le malheur d'être moi.


Tombé de haut pour mieux rebondir, je me mis un gros coup de pied au cul pour tout changer. Il faut parfois savoir prendre le taureau par les cornes et le risque ne m’effrayait pas le moins du monde.
Ma vie changea. Je me mis vite à le regretter...


J'essayais de retrouver un mode de vie « normal », avec des motivations calculées et ne pensant qu'à ce qui pourrait être bénéfique pour ma satisfaction personnelle, essayant de me frayer ainsi un chemin vers le bonheur. Je ne pris donc plus aucun risque, recouvrant mes responsabilités et les assumant rationnellement. Plus de temps pour les conneries, plus l'envie de délirer, ou de jongler de promesses en mensonges, seulement besoin de prendre soin de ma petite personne.
La vie était simple finalement. Faire ce qu'il faut, quand il faut, rien de plus compliqué. Combler son manque quand on en ressent l'envie. Mais au fond est-ce une vie?
Je vous pose la question, est-il agréable d'avoir ce que l'on désire quand on le désire, est-il agréable de ne manquer de rien si c'est pour vivre tel un rat en cage?

Je sais maintenant que le vrai Bonheur nous est inaccessible. Nous sommes des êtres trop misérables et à la fois trop complexes pour être capable de nous satisfaire réellement. Tout ce qui est en notre capacité  c'est de nous voiler la face ou de nous offrir quelques minutes de jovialité puante pour sombrer à nouveau dans le néant de la vie que nous nous sommes inventés... Préférez-vous être heureux en étant hypocrite avec vous-même, ou en vous contentant de rester ignorant?


La vie aurait pu être un jeu, elle n'en est que le gage, car nous sommes tous perdants. S'il faut compter sur la chance, je me couche, je rends mes cartes. Je vous emmerde et quitte le jeu. Continuez donc sans moi...



« Fin de partie, le joueur déclare forfait. Il y aura-t-il un autre volontaire au jeu du destin? Allez mes amis, la roue tourne, venez donc tenter votre chance! Ce jeu ne s'arrête jamais... »

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